samedi 7 novembre 2009

ANDROMAQUE DE RACINE PAGE 27/27: LE TEXTE ACTE V

ACTE 5
COUPURES : 88

Scène 1

Hermione, seule
Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?
Le cruel ! De quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et, pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui.
Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce.
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous, 1408
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir, 1419
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ! C'est donc moi qui l'ordonne ?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ? 1422
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États, 1427
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre ? Ah ! Avant qu'il expire…

Scène 2
Hermione, Cléone

Hermione
Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? Et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

Cléone
Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête
Et d’un œil où brillaient sa joie et son espoir
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’à l’autel le souvenir de Troie :
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure, elle semble obéir.

Hermione
Et l’ingrat ? Jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

Cléone
Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent s’être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
Phoenix même en répond, qui l’a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.

Hermione
Le perfide ! Il mourra! Mais que t’a dit Oreste ?

Cléone
Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

Hermione
Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

Cléone
Je ne sais.

Hermione
Tu ne sais ? Quoi ? Donc, Oreste encore,
Oreste me trahit !

Cléone
Oreste vous adore.
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même ;
Il craint la Grèce, il craint l’univers en courroux ;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête :
Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
S’il en devait sortir coupable ou spectateur.

Hermione
Non, non, il les verra triompher sans obstacle.
Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
Je sais de quels remords son courage est atteint :
Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint. 1476
Allons, c’est à moi seule à me rendre justice. 1485
Que de cris de douleur le temple retentisse ;
De leur hymen fatal, troublons l’évènement,
Et qu’il ne soient unis s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

Scène 3
Oreste, Hermione, Cléone, Amazone

Oreste
Madame, c’en est fait, et vous êtes servie,
Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

Hermione
Il est mort ?

Oreste
Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités. 1496

Hermione
Qu’ont-ils fait ?

Oreste
Pardonnez à leur… 1525

Hermione
Tais-toi, perfide ! 1533
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur ;
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur,
Barbare! Qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’une si belle vie ? 1538
Mais parle ! De son sort qui t’a rendu l’arbitre ? 1541
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? A quel titre ?
Qui te l’a diiiiiiiiit ?

Oreste, le souffle coupé
O Dieu ! Quoi ? Ne / m’avez-vous pas /
/Vous-même, ici, / tantôt, / ordonné son trépas ? /

Hermione
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? 1548
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ? 1553
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour mon malheur pencher vers ma rivale. 1558
Adieu ! Tu peux partir. Je demeure en Epire. 1561
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi.

Scène 4/5
Oreste, Pylade, Suite d’Oreste, Milicien

Oreste
Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? Et suis-je Oreste enfin ? 1568

Pylade
Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais, 1583
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte.
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d’Andromaque tout ici est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis. 1588
Allons. N’attendons pas que l’on nous environne 1593
Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu’Hermione
Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,
Voilà notre chemin, sortons en sureté.

Oreste
Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre.
A son dernier arrêt je ne puis plus survivre.
Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

Pylade
Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier, quoi !
Toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu’elle meurt, faut-il que vous mouriez ?

Oreste
Elle meurt ? Dieu ! qu’entends-je ?

Pylade
Hé quoi ? vous l’ignoriez ?
En rentrant dans ces lieux, nous l’avons rencontrée
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats
Que son sang excitait à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s’est émue
Et du haut de la porte enfin nous l’avons vue,
Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

Oreste
Grâce ! Ô Dieu ! Mon malheur passe son espérance.
Oui, je te loue ô Ciel de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli. 1620
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ? 1635
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevois..
Dieu ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

Pylade
Ah ! Seigneur !

Oreste
Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverais-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens ! Tiens ! Voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l’embrasse ?
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieu ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

Pylade
Il perd le sentiment. Amis le temps nous presse ;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.
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